Je ne suis qu’un petit caillou perdu dans les montagnes de l’Afghanistan, de la taille d’un scarabée. Pas un humain ne me remarquerait s’il me foulait aux pieds. Je vis paisiblement ma vie minérale dans le silence austère de ces cimes.

 Pourtant, ce matin, tout à coup, un bruit sourd se rapproche et s’amplifie : vrombissements de moteurs, pelles mécaniques qui ouvrent de larges excavations au flanc de la montagne. Et voilà qu’en compagnie de mille autres pierres, mes voisines, grandes et petites, je suis soulevé dans les mâchoires d’un énorme engin qui, sans ménagement, nous jette en tas dans un camion-benne. J’étouffe sous les gravats, je parviens péniblement à capter un filet d’air, un rayon de soleil, malgré tout nécessaire à ma survie.

 Après un trajet interminable sur une piste cahotante, nous voilà enfin arrivés devant un grand bâtiment, une usine imposante où l’on déverse terre et cailloux sur de longs tapis roulants. Ils avancent lentement et nous sommes scrutés par les yeux aguerris de jeunes filles, de femmes plus âgées aux longues mains fines, usées par la terre et la poussière, mais dont les doigts experts extraient les pierres qu’elles jugent bonnes à élire. Je suis choisi, et rapidement jeté dans un grand panier où des gemmes toutes semblables à moi, plus grandes ou plus petites, sont déjà stockées.

 Un nouveau voyage en camion et nous voilà soudain dans la grande ville de Jaïpur, grouillante de cris et de vie. Là, je suis livrée dans une petite échoppe ouverte sur une rue bordée d’échoppes toutes semblables, pleines d’outils métalliques à la fois rudimentaires et précis que manipulent prestement le maître et ses ouvriers. Me voilà saisie par les doigts abîmés du tailleur, puis meulée, rabotée, polie et taillée en facettes qui révèlent enfin mon eau et mon éclat, d’un violet à la fois intense et transparent.

 Encore un nouveau trajet, cette fois dans la boutique de l’orfèvre qui, me prenant délicatement avec ses pincettes, va m’enchâsser, en compagnie d’autres pierres, dans un bijou précieux où, les unes les autres, nous nous mettons mutuellement en valeur.

 Et puis ce sera le noir. Un coup sec et le coffret odorant de cuir tapissé de soie se referme sur moi. Des jours et des jours sans lumière et sans respirer, mais je n’en ai plus besoin à présent. J’entends au loin le bruit des flots, le ressac de la mer, le vacarme des moteurs du cargo. A l’arrivée, l’animation du port, les cris des débardeurs déchargeant les navires, et à nouveau la route, l’asphalte et le bitume lisse. Nous sommes bien loin des routes indiennes truffées de nids de poules.

 Le voyage est terminé. Plus de bruit, plus de roulis. Du carton où je suis enfermée, me parvient seulement l’écho de douces voix féminines qui parlent une langue mélodieuse mais totalement inconnue de moi. Enfin, une main délicate ouvre mon coffret et je perçois autour de moi un léger murmure, que je devine d’admiration. On m’installe somptueusement dans une vitrine illuminée de mille feux scintillants : diamants, émeraudes et rubis sont mes compagnons de splendeur et je me sens toute petite, moi la petite améthyste qui chatoie sur le corps effilé d’une subtile libellule, une jolie broche signée d’un prestigieux joailler.

 Devant moi, une place dont le centre est paré d’une imposante colonne ouvragée s’élançant vers le ciel, et le ballet presque incessant des automobiles de luxe qui se succèdent et se garent devant la boutique.

 De magnifiques jeunes femmes en manteaux de fourrure, aux longues jambes élégantes en descendent, la porte tenue par un chauffeur en livrée. Parfois, un homme plus âgé, à la mine raffinée lui aussi, les accompagne et, négligemment, la mine un peu boudeuse, elles me désignent du doigt.

 Bientôt, je quitterai mon écrin soyeux pour briller au col d’une de ces belles. Comme seront loin alors mes montagnes, et comme, malgré tout, je regretterai ma condition première de petit caillou...

 

Alméria

 

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