Septembre 2020, Leuville-sur-Orge

Des textes à découvrir réalisés par l’atelier d’écriture pour les 10 ans de la médiathèque « Les lavandières ». Le thème choisi est de faire revivre les lavandières en pleine action, lavant leur linge autour du lavoir, pour une scène de vie dans laquelle elles s'imaginent qu'un jour, plus tard, au même endroit, pousserait un lieu de culture qui porterait leur nom, un lieu où l'on pourrait emprunter des livres, s'asseoir pour lire, un lieu où l'on pourrait écrire...

 

photo atelier 

 

Les lavandières - Christine T.

« Pousse toi ! » Annette comme à son habitude arrivait la tête droite, le port altier, tenant fermement sa panière coincée entre sa nuque et son épaule. Elle bouscula Edmonde sans délicatesse et laissa choir sa corbeille d’un coup sec sur le sol. La pauvre Edmonde eut juste le temps de se précipiter sur le côté. « Arrête de jouer les princesses ! » Elle récupéra son battoir et repris avec vigueur sa tâche interrompue.

Adèle, Constance et Emilienne ricanaient sous cape, tout en rinçant, tordant, essorant. Elles se jetaient des regards en biais, attendant l’explosion entre les deux. Elles ne s’entendaient pas depuis le jour ou Annette avait eu le malheur de dire qu’Edmonde n’était que la fille d’un vulgaire paysan pauvre d’esprit. Edmonde avait vu rouge et d’un bond l’avait poussée dans l’eau tout en vociférant : « Tu l’as vu la simplette, toi la bourgeoise de nulle part ! »

Mais là, rien ne se produisait. Edmonde restait concentrée sur son ouvrage. Annette l’observait, sourcils redressés sur la défensive tout en triant le linge de la famille Alart de Court Alaric. Ses gestes étaient naturels, mécaniques, le regard aiguisé. L’atmosphère ambiante autour du bassin n’avait rien d’acerbe, comme à l’accoutumée, il y régnait plutôt une sorte de pesanteur. Adèle, Constance et Emilienne n’osaient à peine respirer, de peur d’activer une flammèche invisible. Leur tête était penchée à l’extrème et leur corps suivait à merveille la danse du linge. Ce fut Edmonde la première qui prit la parole.

- « Je vais me marier. »

Toutes surenchérirent :

- « Tu vas te marier mais avec qui ? »

Le visage d’Edmonde s’illumina.

- « Avec Roger Carrère.
- Le maître d’école ?
- Oui.
- Mais, comment t’as fait ?
- J’ai appris à lire et à écrire, mon père pauvre d’esprit, hein Annette, s’est tué à la tâche pour me payer des leçons et vers qui se dirige t’on lorsqu’on veut apprendre ?
- Vers l’instituteur ! » dirent-elles en chœur.
« Eh bien oui. Un soir, nous y sommes allés tous les deux, Roger nous a ouvert sa porte et je me suis retrouvée sur les bancs de l’école comme autrefois sauf que…
- T’es tombée amoureuse, mais tu es vraiment certaine qu’il l’est ?
- Comment pourrait-il en être autrement puisque c’est lui qui m’a demandé en épousailles, j’en tremble encore ! »

Annette était livide, pourquoi elle ? Roger, il y avait longtemps qu’elle l’avait remarqué. Elle avait joué de tous ses artifices naturels pour le séduire mais sans succès. C’était même lui qui y avait mis fin : « Mademoiselle, aussi jolie que vous puissiez être, je ne suis pas le genre d’homme qui vous correspond.» Comment avait-il pu en être aussi certain ? Eh bien aujourd’hui, elle comprenait.

Adèle prit la parole :
- « Alors tu vas arrêter le métier ?
- Oui, mais pas pour devenir une épouse modèle qui ne s’occupe que de son foyer. Ecrire, lire, me procurent un tel plaisir que j’aimerai que chacun puisse s’en émerveiller.
- Tu te vois maîtresse ?
- Non, mais pourquoi ne pas imaginer un lieu qui serait voué à la lecture, aux livres. Imaginez des livres en quantité, adaptés à tous, oh ! J’imagine…
- Arrête d’imaginer, on est combien ici autour de ce lavoir à savoir lire et écrire. On a toutes été obligées de quitter l’école, c’est comme cela, c’est notre condition !
- Et cette condition, elle vous convient ? Avez-vous entendu parler des suffragettes ? Les temps changent, et si nous voulons faire partie du mouvement, il faut que nous bougions, hein princesse ?
- Faut pouvoir.
- Non, vouloir. La connaissance est le seul moyen que nous ayons pour ne plus subir cette vie à nous détruire les mains. Grâce aux livres, j’ai pu me forger une multitude d’opinions, faire preuve de discernement et en discuter avec Roger.
- Et tu crois que le monde va changer avec des livres ?
- Oui, car chacun pourra argumenter grâce aux connaissances acquises et grâce à sa personnalité. Visualisez un beau bâtiment comme celui de la mairie qui pourra être son annexe ou l’annexe de l’école. Projetez-vous dans quelques décennies et visualisez les nombreuses familles qui viendront ici pour lire, se cultiver. Elles auront un oeil bienveillant lorsqu’elles regarderont le bassin. Un grand pas dès lors aura été réalisé à jamais. Et nous, d’où nous serons, nous serons fières ! »

L’admiration brillait dans leurs yeux : oui, elles aussi feraient en sorte que leur fille ait une vie meilleure.

Christine T.

 

Les lavandières - Véronique C.

Eugénie, les mains dans l'eau jusqu'aux coudes, observe du coin de l'œil Louise, sa fille unique, qui attent patiemment que le travail de sa mère soit fini pour pouvoir rentrer à la maison.

Les mains de la fillette sont encore douces et soignées, pas comme celles de sa mère en contact permanent avec l'eau qui lui inflige les pires souffrances.

Ses doigts sont déformés par les rhumatismes et sa peau est fripée comme celle d'une vieille femme.

Mais c'est leur lot à toutes ici, lavandières de métier, sans parler de leurs genoux capricieux qui ne les portent presque plus tant elles ont du passer de longues heures agenouillées, à laver, rincer et essorer le linge.

Albertine, la plus solide du groupe et la plus jeune, arrive avec la brouette remplie du linge trié préalablement et qui a passé la nuit à tremper dans le cuvier.

"Voilà les filles, il n'y a plus qu'à se servir."

Elles sont toutes lavandières au service du château et de ses occupants, le Comte et sa famille.

Irène et Marthe se chargent du linge fin et Eugénie récupère le reste du linge mouillé.

Aujourd'hui, elles ne sont que quatre, car Rose, la plus ancienne, est malade.

Hier encore, elle était là mais courbée par la douleur, plus blanche qu'une morte, elle a fait une poussée de fièvre et a du rester couchée aujourd'hui.

A chaque fois qu'il en manque une à l'appel, les regards se croisent en silence mais chacune sait que ce travail ingrat et physique les amenuise de jour en jour et les prive de l'insouciance de la jeunesse.

Non, vraiment, Eugénie fera tout son possible pour que sa petite Louise y échappe.

D'ailleurs, la petite travaille bien à l'école mais ne rate pas une occasion d'accompagner sa mère au lavoir et d’observer le travail de ces femmes.

Elle se prend à l'imaginer institutrice, emmenant ses élèves au bord du lavoir désaffecté, pour leur conter le dur labeur de ces femmes lavandières d'autrefois.

"Dis donc Eugénie, tu sembles bien pensive ce matin, l'interpelle Irène. Pas trop le cœur à l'ouvrage on dirait ?"

Toutes agenouillées dans leurs caisses en bois remplies de paille pour soulager un peu leurs articulations, elles commencent le battage du linge et, comme souvent, quand le temps est au beau, Marthe entame une chansonnette que les filles reprennent en chœur pour se donner du courage.

Le doux bruit de l'eau qui s'écoule de la fontaine toute proche accompagne leurs chants.

Louise sourit en entendant ces femmes chanter à tue-tête.

Munies de leurs battoirs à linge, elles s'attaquent au linge sale, penchées sur la planche à laver, et reprennent en chœur le refrain.

Elles alternent entre la brosse à chiendent et les coups de battoir pour rendre au linge sa propreté escomptée.

Les conditions de travail sont difficiles mais les filles sont solidaires lorsque l'une d'entre elles craque parfois.

Plusieurs d'entre elles sont veuves à présent et ne rechignent pas devant le travail, même harassant, pour pouvoir subvenir aux besoins de leur famille.

Que restera t-il de ces métiers dévolus aux femmes dans quelques années ?

Qui pourra témoigner de cette période pour les générations futures ?

Eugénie à soudain une idée, un espoir ; elle se lève lentement, s'appuyant des deux mains sur sa caisse en bois, mon dieu qu'elle se sent vieille tout à coup !

Elle se saisit de la pointe servant à nettoyer les brosses à chiendent.

Ses collègues la suivent du regard sans dire un mot, tant son attitude exprime la détermination.

"Il ne sera pas dit que nous, lavandières, ne laisseront pas une trace de notre passage dans ce bas monde, non !"

Choisissant le montant en bois d'une poutrelle du lavoir, elle grave avec minutie et en lettres majuscules les prénoms de chacune d'entre elles pour la postérité.

"Peut être que plus tard, après notre départ, des promeneurs de passage, découvrant ces marques, chercheront à en savoir plus sur notre existence et s'en inspireront pour nous écrire de beaux poèmes."

Les lavandières, comme sujet d'inspiration, ça coule de source !

Véronique C.

 

Les lavandières - Evelyne F.

- Tu peux m’aider, Marthe ?

- A quoi ?

- A étendre le drap dans le bassin pour qu’il se rince mieux.

- C’est vrai que, toute seule, c’est difficile. C’est bien qu’on puisse venir faire notre bue ici, en compagnie, plutôt que chacune dans sa souillarde où on crève de chaud et où on n’a pas la place de tendre bien nos draps.

- Puis au moins, ici, on est au bon air et on a quand même un toit au-dessus de la tête quand il y a gros temps.

- Et on se retrouve pour discuter en même temps, pas vrai, Clémence ? A force de venir toutes les semaines… Ça nous fait un moment à nous. Tu te rappelles, c’est comme ça qu’on s’est connues et qu’on est devenus amies…

- Ben c’est qu’on est tranquilles, ici. Nos hommes savent où on est, ils sont contents que leurs habits et les draps sentent bon le frais… Dame, ils risquent pas de venir nous embêter. Du coup, j’ai encore amené mes filles aujourd’hui. D’abord, elles restent pas à se chamailler chez nous. Des fois, ça les amuse de battre le linge ; ou elles s’occupent avec leurs jeux et leurs livres, avec les filles de l’Agathe et de la Maigrette.

- Au moins, tu sais où qu’elles sont et ce qu’elles font ; elles vont pas traîner Dieu sait où.

Mais dis donc, Clémence, ta grande, Amélie, elle pourrait pas nous lire un peu de son livre ? Moi j’aime bien les histoires, mais je sais pas trop lire ; pis de toutes façons j’ai pas le temps.

- Tu crois ? Mon Amélie, c’est un livre de poésie qu’elle a apporté. C’est l’instituteur qui lui a prêté. C’est pas trop drôle mais elle aime bien ça, les poèmes.

- Ben au contraire : des poèmes ça va plus vite à lire ; une grande histoire, on en connaîtrait pas la fin… Moi aussi j’aime bien les poésies, c’est des beaux mots et ça me fait rêver. On n’a pas tant d’occasions. Si les autres sont d’accord, on pourrait faire ça toutes les semaines. Je suis sûre que ça plairait à nos commères. Et quand nos filles seront plus grandes et qu’elles viendront au lavoir à leur tour, ça sera peut-être devenu une habitude.

- Pourquoi pas ? Le lavoir pourrait être un lieu de rencontre, on s’assoirait sur les pierres autour, ou on y mettrait des bancs. Je suis sûre que mon homme, il serait d’accord pour nous en bricoler un ou deux. Les enfants pourraient venir jouer ou faire leur travail pour l’instituteur, nous lire des poèmes et des histoires dans leurs livres, à nous qu’on n’est pas allées à l’école. Puis peut-être même qu’ils pourraient nous apprendre à lire… En tous cas, c’est une bonne idée. Le lavoir, il est quand même beau, on y est bien ; pis on n’y viendrait pas que pour se casser l’échine.

- En allant porter ma récolte de pommes à la gare, l’autre jour, j’ai entendu que des grands messieurs sont en train de nous inventer une machine, une lessiveuse qu’ils appellent ça. Je sais pas si on la connaîtra avant de mourir, dans not’ campagne, mais y paraît qu’on pourra nettoyer le linge sans se rompre les genoux dans la caisse à laver… Y aura plus besoin des lavoirs. Ici le peuple pourrait venir se reposer, lire, écrire, causer ensemble dans encore 50 ans, ou 100 ans peut-être…

- Du coup, on pourrait construire un cabanon, ou même une bâtisse pour ranger les livres et les jeux ; comme ça, les gens les trouveraient sur place, se les prêter peut-être… C’est cher pour nous autres, les livres.

- Et on installerait des tables et des chaises pour s’asseoir et rester un peu. L’instituteur m’a dit qu’à la grande ville, il y a des maisons comme ça. Amélie, comment qu’il a dit que ça s’appelle, déjà ?

- Une bibliothèque. C’est sûr que ça serait bien, une bibliothèque dans notre village. Y a pas de raison qu’il y ait que les riches et ceux de la ville qui en profitent… Mais les bibliothèques des grandes villes, elles ont des noms. Celle-là, tu crois qu’ils l’appelleraient comment ?

- Ben ici, on n’a pas de rue ; c’est le lavoir de Leuville, quoi… La bibliothèque du lavoir, peut-être…

- Eh, les filles, moi je dis la bibliothèque de Marthe et Clémence. Si ça se fait un jour, comme ça les gens sauront que c’était votre idée, ah ah !

- P’t’être pas à nos noms, Agathe, mais pourquoi pas la bibliothèque des Lavandières, du coup ?

- C’est bien, ça, comme nom. Parce que, dans toutes ces années, les gens sauront que, bien avant qu’ils viennent s’y promener et avoir de la culture, ici il y avait des femmes qui s’échinaient à laver le linge. Bon, Marthe, tu m’aides ? C’est pas tout ça mais faut qu’on batte nos draps propres, à c’t’heure. La Maigrette attend pour mettre le sien dans le bassin et j’dois bientôt rentrer pour faire la soupe. Amélie, ma grande, tu nous le lis ce poème ?

Evelyne F.

 

Les lavandières - Jocelyne D.

- Allez, battez, battez mes dames. Plus votre linge sera propre et mieux vous pourrez le salir ce soir avec votre homme.

Autour du lavoir, les femmes s’activent et les langues se délient. Si le travail est difficile, les femmes n’en aiment pas moins ce moment où elles peuvent se retrouver entre elles et rire de bon cœur. L’ambiance est festive, même musicale au rythme des battoirs qui s’abattent sur les draps et les linges. C’est qu’il en faut de l’endurance et du courage pour rester ainsi agenouillée pendant des heures, les mains dans l’eau gelée. Alors autant y mettre le cœur à l’ouvrage !

Marie se redresse et masse ses mains endolories par le froid.

- J’en peux plus de frotter ces sanies. Le Jules, il a encore trainé sa biaude dans le crottin d’âne, c’est tout imprégné, je n’arrive pas à la rattraper.
- T’es sûre que c’est du crottin d’âne ? C’est pas plutôt le fumier des écuries de la famille De Castelets ?
- Et qu’est-ce qu’il aurait été faire aux écuries des De Castelet ?
- Trousser la bonne de Madame sans doute…

Le groupe éclate de rire. Marie attrape en chiffon mouillé et le lance en direction de la mauvaise langue. Le chiffon, en tombant lourdement dans le lavoir, éclabousse cette dernière en plein visage.

- Tiens, prend ça ! Lave toi bien la bouche, ça t’aidera à parler proprement.

Marie reprend la blouse de son mari et se remet à frotter.

- Il va bien falloir que j’y arrive pourtant. La foire est dans cinq jours et il n’a pas d’autre biaude convenable.

Louison tend un morceau de savon à Marie.

- Tiens Marie, prends ça. C’est du savon que m’a fait porter ma tante Félicia quand son Gustave est venu à la dernière foire.
- Du savon, c’est du savon, Louison.
- Celui-ci, c’est du savon de Marseille. Il est de bien meilleure qualité que les nôtres. J’ai de la lavande sèche aussi, directe de Provence. Je vous en donnerai, on en mettra dans nos linges propres toute à l’heure.
- Mais Madame est bien bonne avec nous, ironise Eugénie d’une voix rocailleuse.
- Hé, les filles, mais c’est vrai qu’il est bien ce savon, s’exclame Marie. La biaude de Jules est comme neuve !
- Si j’vous l’dis, confirme Louison. La prochaine fois, j’en ferai monter pour nous toutes ; ça vous coutera juste un sou. Pfff, c’est quand-même pas une vie, faudra bien un jour que quelqu’un nous invente une machine à battre le linge.

Les femmes rient.

- Une machine à battre le linge ? Mais où vas-tu chercher ces idées, ma pauvre Louison.
- Hé bien quoi ? On a bien inventé de belles choses : le chariot, et même le train à vapeur. De nos jours, on peut même monter dans les airs en montgolfière.
- Ben, redescend donc sur terre ma Louison et frotte ton linge ! Les hommes, ils inventent des belles choses pour les nobles. Mais nous les femmes du peuple, on est toujours là, à battre notre linge. - N’empêche que …
- Frotte donc, qu’on t’dis, l’interrompt Rose. Ta batteuse à linge, ils en n’ont rien à faire. Et quand bien même qu’ils y penseraient un jour, t’en feras quoi de ton temps ? Tu briqueras un peu plus ton sol, tu prépareras le repas pour ta tablée de mômes, avec les légumes que tu auras lavés, épluchés et cuits, sans oublier d’entretenir le potager et le poulailler, tu feras la couture, tu rentreras le bois pour que ton mari s’assoie devant la cheminée quand il rentre des champs, …
- C’est bon, c’est bon, l’interrompt Louison, renfrognée.

Le silence s’installe un moment. Puis Irène entame une chanson :

C’est le grand jour, le jour de fête,
Jour du marché et des lauriers.
Pour vous, métayers et fermiers,
La belle couronne est prête.
Le groupe continue en chœur :
Et vous, les belles
Posez tabliers
Mettez vos beaux souliers
Dansez la triguidelle

La lon, là là, lonlère
Un pied devant, un pied derrière
La lon, là là, lonlère
A trois, petit saut en arrière

Louison se met debout et chante plus fort que les autres et esquissant quelques pas de danses. Marie la rejoint et retrousse un peu ses jupons.

La lon, là là, lonlère
Un pied devant, un pied derrière

Rose n’a plus le pied très stable mais elle vient rejoindre les jeunes filles.

La lon, là là, lonlère
A trois, petit saut en arrière

Le rire est de retour dans le groupe de femmes, plus soudé que jamais.

- Voilà ce qu’on fera, dit Louison. On continuera à venir au lavoir sur le temps de la buée et on chantera, on dansera, on inventera des poèmes...
- Nous la voilà lettrée maintenant, notre Louison, se moque gentiment Albertine.
- Eh bien oui, on inventera des poèmes, j’inventerai des poèmes et j’écrirai des histoires, des histoires qui parleront de nous, les lavandières, des histoires qui parleront des jeux de nos enfants, de nos hommes aux champs et…
- Et tu les écriras comment tes histoires ? Faudrait déjà qu’t’apprennes à écrire, l’interrompt Eugénie.
- Mais… je sais écrire, dit Louison en redressant la tête.
- Tu veux dire que tu sais signer, rie Albertine
- Non, je sais écrire. Mon p’tit frère m’a un peu appris quand il allait à l’école. Après, j’ai continué le soir, à la lueur de la chandelle, quand toute la maisonnée était endormie.
- V’là ti pas qu’elle va nous dire qu’elle sait lire aussi bientôt !
- Bah oui, je sais lire. J’ai appris toute seule dans la bible que M’sieur le curé m’a donnée.

Les femmes sont abasourdies, un nouveau silence s’installe. Les amies de Louison continuent de frotter le linge, encore bouches bées. Le battoir tape moins fort sur la planche, comme pour ne pas déranger le déroulement de leurs pensées.

- Alors tu sais lire et écrire ? reste incrédule Eugénie.

Louison ne répond pas, elle laisse à ses amies de lavoir le temps que l’idée fasse son chemin.

- Dans ce cas, dit Eugénie, les histoires d’enfants, de maris et du village, on les connait. Tu n’voudrais pas plutôt nous inventer des histoires de voyages en train à vapeur ou en montgolfière ?
- Oui, s’exclame Louison, en lâchant son battoir et en se redressant. Des histoires qui nous mèneront loin, très loin…
- Hooo, ça suffit vos délires Mesdames, grogne Albertine. Vous êtes des femmes, non de non. Vous avez un foyer, un bon mari, soyez fières d’être femmes, faites votre travail de femme et arrêtez vos niaiseries.

Un tôlé de protestations progresse doucement dans l’assemblée féminine.

- Et pourquoi qu’y aurait que les hommes qui aurait le droit de se poser en buvant une bière avec leurs amis ?
- C’est vrai, ça ! Et d’abord pourquoi qu’la Louison elle n’osait même pas dire qu’elle savait lire et écrire. Est-ce qu’on n’est pas assez dignes de ça ?
- Sans doute, on ne nous croit pas assez intelligentes, nous les femmes, pour qu’on ait ce droit ?

Albertine hausse le ton :

- Chacun son travail ; la place de la femme est à la maison ! Et au lavoir, s’énerve-t-elle.
- Eh bien, reste s’y à ton lavoir, Albertine. P’têt même que tu y mourras à ton lavoir, vieille grincheuse.
- Tu vas voir si je suis une vieille grincheuse... commence Albertine
- J’ai eu 12 enfants…
- La vieille grincheuse, elle va te faire ravaler tes idées de jeune dépravée, continue Albertine.

Lucienne, qu’on n’avait pas encore entendue jusque-là, se redresse tant bien que mal et répète plus fort :

- J’ai eu 12 enfants…

L’assistance se calme ; quand l’ancienne parle, on l’écoute.

- 12 enfants, 32 petits enfants… vous savez combien j’en ai lavé, des langes, durant toute ma vie ? Allez, faites le calcul, si vous en êtes capables… Est-ce que c’est ça, une vie de femme ? Laver les biaudes de son homme qui s’est trainé dans le crottin et les excréments de nos chiards durant toute notre chienne d’existence. Et on n’aurait pas le droit de rêver ou de se cultiver un peu ? Le seul moment où on a le droit de l’ouvrir pour gueuler, c’est quand on accouche ! Est-ce que c’est ça, l’avenir qu’Olympe de Gouge aurait voulu pour nous ?
- Qui ça ?
- Olympe de Gouge ! Une grande femme. C’est elle qui a écrit la Déclaration des Droits de la Femme. Elle s’est battue pour nous toutes, pour toi Eugénie, pour toi Rose, même pour toi Albertine… et toi, Albertine, tu voudrais qu’on se taise et qu’on ait une vie sans plaisirs ? Moi, j’suis d’accord avec la Louison. Vive la culture, vive les histoires, vive les femmes !

Albertine se tasse dans son coin, tandis que l’assemblée se lève pour acclamer Lucienne. Louison reprend la parole en brandissant un bras triomphant :

- Alors, je vais les écrire ces histoires et je viendrai vous les lire ici.
- Oui, crient toutes les autres femmes.
- Et ce lavoir un jour deviendra un grand lieu de culture et de divertissements pour tous où l’on perpétuera ces plaisirs.
- Oui, continue le groupe réjoui.
- Et on l’appellera… la Lucienne, en hommage à notre ainée.
- Et pourquoi pas Les Lavandières, rétorque Lucienne, en hommage à nous toutes ici aujourd’hui ?
- Oui, Les Lavandières, clame l’assemblée en chœur. Vive Les Lavandières !

Jocelyne D.

 

Les lavandières - Hélène H.

Angèle s’était arrêtée, la brosse en l’air, les yeux dans le vague, elle s’était mise à rêver.

Les femmes qui l’entouraient commencèrent à se pousser du coude, la montrant du menton, sans un mot. Puis la plus hardie haussa la voix, l’interpellant :

- « Oh ! Angèle ! Où es-tu, la belle ? »

Toutes éclatèrent de rire et Angèle sembla revenir à elle comme on revient d’un lointain voyage. Le rose lui vint aux joues. Elle pensait à samedi, quand elle pourrait, après son travail, retrouver son amoureux. Ils avaient prévu d’aller au bal, et elle aimait tellement danser avec lui.

Cet après-midi, toutes les places le long de la margelle étaient occupées, chacune des voisines avait apporté la lessive de la semaine, elles étaient agenouillées dans leur caisse à laver, penchées sur leur ouvrage, elle s’activaient : savonner, battre, tordre et tremper le linge dans le bassin où draps et maillots laissaient de longues traînées de mousse blanche…

Un grand clac ! Un choc lourd, suivi d’un cri aigü et d’un braillement plus sonore encore et plus long, qui n’en finissait pas. Toutes les brosses suspendues, les gestes s’arrêtèrent, les bouches s’arrondirent.

- « C’est qui ce marmot ? » Paulette Laigneau n’aimait pas les enfants, pas même le sien, son pauvre Bernard, qu’elle punissait souvent, lui infligeant d’atroces châtiments. Les quelques cris d’un gosse ne pouvaient l’émouvoir.

- « Mais c’est le petit Michel !

- Quel petit Michel ?

- Eh bien ! Le fils de l’instituteur. »

Toutes connaissaient Michel qui venait d’atterrir sur le pavé à côté du bassin. Testant son équilibre, il avait voulu marcher sur le mur qui séparait le lavoir de l’école maternelle, une certaine hauteur ! Deux mètres peut-être, sacrée chute ! Noémie et Angélique s’étaient précipitées auprès de Michel qui hurlait encore ; une jambe cassée sans doute, il ne pouvait pas poser le pied au sol... On l’installa dans une des brouettes en bois qui attendaient, rangées en ordre derrière les femmes, toutes deux se mirent en route pour porter Michel à sa mère tout près de là.

Après cet émoi, toutes se remirent au travail, plongeant les mains dans l’eau glacée. Prendre le cube de savon, frotter et brosser puis reprendre le linge et le rincer et recommencer, rouler les chemises et les tordre, entasser le linge propre à côté, prêt à être déposé sur les longues barres de bois où il s’égoutterait, reprendre les pièces à laver. Toutes avançaient, dures à l’ouvrage, tendant le dos. Elles ne chantaient pas mais elles bavardaient sans cesse, entremêlant des éclats de rire. Angèle, la plus jeune des lavandières, était bien souvent la cible de leurs plaisanteries. Elle travaillait pour Mme M. et le jeudi, elle venait au lavoir pour laver le coton blanc de toute la famille, les chemises de Monsieur, les nappes et les draps, les vêtements des enfants, une montagne de linge qu’elle frottait, frappait, tordait, suspendait, et entassait dans le baquet posé sur la brouette. Elle rassemblait ses forces pour remonter le raidillon et atteindre la grand-rue. Angèle rêvait d’un travail moins rude, surtout l’hiver ou à l’automne, quand les pluies s’abattaient sur le toit du lavoir qui protégeait à peine les femmes au travail.

Un après-midi d’été, un photographe était venu, installant longuement ses appareils il avait réussi à faire quelques clichés de cette scène de vie, disait-il, si esthétique…si joli…Charmant.

Angèle se voyait déjà, son imagination galopait, elle apprendrait à écrire à la machine dès qu’elle serait mariée et elle serait dactylo, le rêve !

Pouvait-elle imaginer que dans si peu de temps la mère Denis laisserait elle-même le lavoir et le lavage à la main et que sa machine à laver Vedette allégerait sa tâche et celle de toutes les femmes, qu’une à une les femmes d’ici seraient « équipées » comme on disait d’une Vedette et abandonneraient le lavoir, baquets, battoirs, caisses et brouettes remisées dans la grange ou au grenier.

Comment pouvait-elle imaginer que l’on construirait, juste à côté, un grand bâtiment entièrement consacré aux livres et aux disques, qu’on pourrait emmener chez soi, et que de si nombreuses femmes et enfants de Leuville s’y retrouveraient pour lire et pour écrire même, les après-midi de congés.

Ce lavoir tellement calme et silencieux maintenant. L’eau n’est pas très claire, des lentilles et les feuilles voguent à sa surface presque immobile. Un mince filet d’eau l’alimente où un chat vient s’abreuver.

Hélène H.

 

Les lavantes d'hier - Jacqueline O.

Allez Marguerite, tiens bon ta brouette, encore deux ou trois tournants et on y arrive au lavoir !
S’agit pas de desserrer les doigts des manches, elle pèse le poids d’un âne mort aujourd’hui ta guimbarde ! Faut dire qu’il y a l’paquet avec les draps, les nappes, les torchons, les chemises du bonhomme et des vieux voisins, que j’ai déjà frottées et re-frotttées au savon noir pour enlever la crasse de huit jours et les tâches.
Tout ça n’attend plus maintenant que l’eau claire de la rivière pour le grand rinçage et les coups de battoirs qui défoulent. Une fois l’eau éjectée, ils seront comme neufs en revenant !
Ah il est pas né celui qui dira que la Marguerite, elle tient pas bien sa maison ! Je l’attends de pied ferme celui-là pour lui parler de ce pays de misère. Et je compte pas mes litres de sueur c’est sûr, ni mes douleurs dans les reins et les épaules.
Houla… un gros caillou, j’ai failli virer tout le chargement ! Bon Diou de bon Diou, faut pas que je le quitte des yeux ce maudit chemin cahoteux en pente, pour pas que je dévale jupons par-dessus tête !

Tiens, je les entends déjà pérorer les autres… j’espère qu’il y aura la Rose… quand elle chante j’oublie tout… elle me fait gigoter le cœur et les hanches avec sa voix d’ange. Et je regarderai bien la Denise et son air pincé dans les yeux, sur le bord d’en face du lavoir, pour lui montrer ce que c’est que la joie… elle, ce mot lui reste bloqué dans le gosier, c’est que de la bondieuserie cette bonne femme et c’est sec comme un coup de trique !

Me voilà arrivée enfin !
Bonjour la compagnie !!! Ah, on n’est que sept aujourd’hui ! Y’a des accouchées ou des feignasses ?
Oui oui ça va ! Contente d’être là. J’ai failli virer avec une grosse caillasse juste avant d’arriver, y’a une farceuse parmi vous ou quoi ?

Ben dis donc Solange, t’as ramené du sacré beau linge on dirait, fais voir un peu… Y’a de la dentelle et c’est tout doux, c’est à ta parisienne ? Je l’aime bien celle-là. Je sais pas quelle vie elle a mené à la capitale pour être à l’abri du besoin, mais elle est restée simple malgré sa belle maison. Et toujours un petit mot encourageant et un sourire quand je la croise. T’es tombée sur une bonne cliente ! Pas comme toi la Colette, avec ton banquier pourtant, mais qui use ses chemises râpeuses jusqu’au trou !

Alors, quels sont les potins juteux de la semaine, j’ai rien manqué au moins ?

Allez, j’remonte un peu la jupe pour aérer l’dessous avant d’m’agenouiller dans ma caisse à paille ! Vous m’en voudrez pas hein ? On est entre nous, et ça tient bougrement chaud nos grands cotillons !
Oh fais pas ton offusquée Denise, t’as jamais vu des beaux mollets bien ronds ? C’est pourtant fait pour réjouir les Messieurs tu sais, surtout des comme les miens !
Je rigole, moi je suis la femme d’un seul homme, mon bel Auguste, j’en suis entichée comme au premier jour, c’est pas comme certaines…

Comment ça qui ? Mais vous voyez très bien de qui je veux parler, allons, me la faites pas à l’envers ma bande de commères !

Oh, y’a du courant dans la rivière aujourd’hui ! Faudrait pas que le drap m’échappe, il se déploie bien l’animal !

Bon… j’pensais par exemple... à certaines dames veuves, de la haute, qu’aiment bien avoir à faire avec le boulanger qui dort pas la nuit. Un sacré chaud lapin à force de côtoyer ses fours le gars !
C’est simple, les jours où le pain est trop cuit, moi je pense que c’est parce qu’il a eu de la visite la nuit d’avant ! Rigolez pas j’en suis persuadée !

Ah bon, y’a pas que le boulanger ? Le notaire aussi ??? Ben j’sais pas qui a le courage de s’y frotter ! Moi, il me défrise ce bonhomme maigrichon avec son lorgnon et son air en biais. Je m’y fie pas du tout.
Pourtant il a fricoté avec qui ? La Renée ??? J’en reviens pas ! La pauvrette, j’parie que c’est quand elle a acheté son champ du haut ! J’me demandais bien aussi où elle avait trouvé l’argent, même si elle avait économisé sou après sou ; eh ben voilà, elle a vendu ses charmes au pince fesses, tout s’explique ! Si c’est t’y pas malheureux !

Victoire, prête-moi ta planche de bois pour étaler le linge, faut que je passe mes nerfs après une nouvelle comme ça ! Et vlan, prends ça la nappe, un bon coup de battoir pour cette chienne de vie qu’on aime quand même ! Et tiens, vlan le drap, pour que tu craches ta flotte !

Allez, on y va toutes ensemble en rythme les filles ? Et vlan et vlan, oui… chante Rose, on bat la mesure, et on prend pas la peine de remonter nos bretelles de corsage, au cas où y’aurait un beau damoiseau qui passerait. Il verra notre chair palpiter de vie sous la besogne, ça lui ferait sa soirée !

Chante encore Rose… « Ah qu’il était beau le temps des cerises », Ouiii… « Quand il me prend dans ses bras, il me parle tout bas ». Elle me fait chialer celle-là… Les roses blanches après pour moi ! C’est pire encore, mais ça fait du bien de chialer sur autre chose que sa condition, sur de jolis airs avec des belles histoires bien écrites ! Si bien qu’en fermant les yeux on y croirait…

Oui, c’est sûr pardi que nos histoires mériteraient d’être écrites aussi, celles qu’on raconte ici et celles qu’on vit ! Faudrait même une photographie en plus, de nous toutes arquées sur notre labeur, avec notre matériel de frappe, pour que la descendance voit un peu notre métier avant qu’il soit perdu, oublié. C’est dur, ça paie mal, mais faut bien l’avouer, ce boulot qu’on partage ensemble, on en est fières, là, c’est dit !

Oui je m’emballe, je m’emballe, mais qui sait le temps que ça durera encore ? Va savoir si y’aura pas des inventions pour le laver à notre place le linge d’ici peu ! Le progrès que ça s’appellera...
Oh… j’ai bien entendu ce que t’as marmonné dans tes chicots la Denise : et pourquoi pas marcher sur la lune tant qu’on y est ? Eh ben va savoir !!!… T’es à mille lieues d’imaginer ce que la vie d’après peut nous pondre à cause de ton crane tout étriqué !

En attendant, j’ai une idée du feu de Dieu qui me traverse là…. Rose, ton petit ami de la ville, il est pas un peu poète ? Ah... il me semblait bien ! Pourquoi tu l’inviterais pas un de ces quatre à venir nous voir pour qu’il raconte notre histoire sur du papier, et qu’il compose une chanson aussi tant qu’il y est !

Et toi la belle Augustine, t’as toujours la cote avec le chatelain qui te sourit quand tu viens repasser son beau linge ? Pourquoi tu lui demanderais pas une petite faveur, puisqu’il te mange dans la main ? De nous faire descendre ici son photographe un jour où il l’utilisera pour ses portraits de famille ou ses banquets ? Ça le changerait un peu l’artiste une image vivante !

Oui, c’est d’accord ? Ça vous plait bien mes idées folles ? Vous êtes mignonnes les poulettes ! On va peut-être figurer dans les livres d’histoires après ça, si ça se transmet bien.

Et là, d’un coup… Je rentre en transe les filles : je vois plus loin, beaucoup plus loin… Les murs de ce beau lavoir-là, qui sait, ils pourraient résonner de voix modernes un jour, des voix qui viendraient conter la vie des lavandières d’autrefois et qui nous feraient revivre d’outre-tombe longtemps après ?
Oh que toutes ces belles trouvailles m’emballent les sens !

Allez on remet ça ? On chante encore à pleins poumons cette fois ? « Tant qu’y’aura du linge à laver... Et tape et tape et tape avec ton battoir, et tape et tape tu dormiras bien ce soir ! »

Jacqueline O.

 

Au lavoir - Eric R.

- Allez la jeunesse, tu fais comme nous c’est pas bien sorcier, ton panier de linge tu le traites pas mieux pas pis, tu lui donnes ce qu’il mérite et tu peux me faire confiance : plus c’est long plus c’est bon ! Commence donc par ce tas de culottes, là, ça te fera la main ! Et puis arrête donc de rêver, ton prince il va pas sortir du bois comme ça, pourquoi d’ailleurs qu’il en aurait après toi ? Hein ? Tu te crois plus maligne que les autres avec ton petit minois ? Mais regarde-nous, on s’y est vues avant toi, et aujourd’hui ce qu’il en reste, c’est qu’il nous faut des bonnes cuisses pour tenir comme ça agenouillées pendant des heures. Les simagrées, c’est pour la messe le dimanche, et encore seulement à la sortie, mais ici personne vaut mieux que personne, que t’aies quinze ans ou bien triple c’est pareil, tout ce qui faut c’est que les chemises de ces messieurs soient bien propres.

Qu’est-ce qu’elle croit cette mégère, que je vais faire ça toute ma vie ? Frapper comme une sourde pour effacer les cochonneries des autres ? Bon Dieu c’est pas possible de faire des tâches pareilles, combien de temps il va falloir que je frotte pour enlever ça ! C’est la première et dernière fois que je suis là, demain je serai partie. Faut juste que je gagne la capitale et alors mon petit minois comme elle dit, je saurai m’y prendre pour qu’il fasse tourner bien des têtes. Comme la Denise avec Octave Mouret, dans le Bonheur des dames. Parce que je peux faire semblant d’être sotte, mais la lecture, je l’ai pas apprise pour rien. J’ai beau être de l’assistance publique, j’ai eu ma vie d’avant, et cette vie-là elles ont pas idée de ce que c’est. Monsieur Zola, monsieur Hugo, monsieur de Balzac, dans leurs romans c’est pas dans les lavoirs qu’on se fait bien voir de la bonne société. C’est dans les grands magasins, les loges de l’opéra ou les salons bourgeois. Si je m’y prends bien, c’est là que je serai bientôt. A ma vraie place.

- Ouh mais c’est pas assez net, ça ! Pis c’est encore plein d’auréoles ! Regardez, les filles, avec ça je m’en vais marier ma cadette à l’église ! Sûr que monsieur le curé va lui donner la bénédiction avec un corsage aussi propre ! Allez la jeunesse, t’es bonne pour lui en remettre de bons coups de battoir, et faut pas avoir peur que ça fasse gonfler tes petits bras ! Allez allez, y a pas à discuter ! Oh mais regardez-moi cette peau toute blanche, dirait-on pas qu’elle nous vient du couvent ? Où c’est que t’as mis ta voilette petite soeur ? Va t’en me cacher ces jolis yeux, mets-les au cul des vaches ou dans l’auge aux cochons, mais me regarde pas avec cette insolence, sans quoi tes dix sous je m’en vais bien les donner à une autre ! Les travailleuses, ça y manque pas par ici.

Tes dix sous tu peux bien les garder, vieille rombière ! Et dire que des femmes comme ça, ça fait des enfants par dizaines, et que ces enfants-là en feront tout autant, des générations d’illétrés qui n’auront jamais lu madame de Lafayette ! Il faut que je me sauve d’ici. Ce soir, par la dernière charette, j’irai jusqu’à la gare et de là je me glisserai dans un train et advienne que pourra. Comme dans les aventures d’Oliver Twist, si je tombe sur les bonnes personnes, moi aussi je deviendrai une grande dame avec beaucoup de fortune. Tellement qu’un jour je reviendrai par ici et j’y emmenerai des tas de livres. Et là, autour de ce lavoir, j’y ferai installer des tables et des chaises et les gens pourront lire tout ce qu’ils veulent, et alors ça fera bien taire la patronne, si elle est encore là pour le voir. Des livres par centaines, par milliers, qu’on pourra lire sur place ou bien emmener chez soi, ou même se les faire lire à voix haute. Et aussi ceux qui savent pourront écrire des histoires, comme de vrais écrivains, et ça donnera peut-être d’autres livres. Ce sera plus un endroit pour le linge ou les draps, et moi j’y écrirai la seule journée que j’aurais passé à trimer avec les lavandières de Leuville, et comme j’aurais bien aimé les connaître un peu mieux, comme j’aurais voulu leur parler pour qu’elles puissent me comprendre, et qui sait faire comme moi.

- Eh bien voyons, encore à rêvasser ! Allez laisse-donc ton panier et fiche le camp d’ici, nous autres on a déjà fini que t’as à peine commencé ! Allez ouste, tu rentres à la ferme, et ce soir va pas compter sur la soupe on la mangera sans toi.

Eric R.

 

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