Découvrez les textes créés par l’atelier d’écriture de la médiathèque de Leuville.

La consigne était d'écrire un texte sur le thème :

"Le journal intime : vous (ou votre personnage) découvrez un journal intime. Dans quel lieu et quelles circonstances ? L’auteur.e du journal, les date du journal (cela peut être historique, contemporain ou même futuriste.
Racontez ce que vous y lisez, des bribes, des passages, des pages entières... Commentez, dites ce que vous ressentez, dans une sorte d’aller et retour entre ce que vous lisez et vos émotions, sensations, réflexions... ou dans un dialogue entre vous et l’auteur.e du journal..."

 

La tante Nande - Hélène

Sa tante vient juste de mourir, elle s’est éteinte d’une crise cardiaque comme un dernier soubresaut de sa vie bien remplie. Nande n’a pas eu d’enfant. Charlotte est là devant sa maison en bord de Saône, elle doit entrer. Nande n’est plus. On ne la verra plus, ironique et drôle, un verre de bière à la main, Charlotte se laisse envahir par les souvenirs, elle s’éternise dans le jardin, elle tue le temps, s’assoit sous la tonnelle, le kiosque disait-on, se souvient de l’oncle Charles et de Nande, son frère et elle et leurs parents lors des après-midi d’été. Elle entend leurs rires, leurs voix éteintes à jamais.

Charlotte n’a pas envie de pénétrer cet univers, fouiller, fureter, non. Seule pour extraire tous les objets, les défaire, les sortir, des chambres au salon, de la cave à la cuisine, tout doit être trié, classé, empaqueté, emporté : une tâche sans fin. Elle commencera par le salon, d’un côté la vaisselle, de multiples porcelaines, une ribambelle de verres légers et fragiles et d’autres plus lourds et solides. Et là, des livres à foison, elle ne s’attardera pas à regarder tous les titres, Nande, curieuse de tout, en avait des centaines. Charlotte se décourage, prête à renoncer, trop d’objets, trop de souvenirs en chacun. Il lui faudra revenir mais pas seule, elle demandera l’aide de son frère.

Elle découvre sur une étagère, à coté de vieilles revues, des cahiers aux couvertures noires de moleskine, tous du même format. Dans le carnet qu’elle a pris au hasard et qu’elle ouvre, elle lit le 18 septembre 1898. Elle s’étonne, réfléchit : mais Nande n’habitait pas en France à la fin du 19ème siècle, elle était partie au Chili ! Charlotte regarde cette écriture vive, régulière et haute, tracée à l’encre bleue sur le papier jauni, elle commence à lire. Elle ouvre d’autres cahiers, 1900, 1902. Nande vivait dans l’Atacama ces années-là. Toute jeune mariée, elle avait suivi son mari, Victor, ingénieur employé à la construction du chemin de fer. Oui, c’est cela, Victor avait disparu en 1898. Les premières lignes de ce cahier ont été écrites à cette date. Une toute jeune Nande qui pleure et noie son chagrin dans cette écriture, s’attache à des faits minuscules qui font sa vie à ce moment-là. Sa maison dans le désert au milieu du village, construit pour la Pacific Railway. Ses incertitudes, ses espoirs de retrouver Victor, son découragement. Victor est parti un matin travailler au chantier et n’est pas revenu. Où est-il allé ? Que s’est-il passé ? Comment a-t-il pu disparaître dans ce coin isolé, cette contrée aride où l’on voit, à perte de vue, les pentes caillouteuses et sèches qui dévalent vers l’océan. Nande attend. Les autres ingénieurs sont venus le plus souvent seuls, les ouvriers sont logés dans un quartier à part, ce village aux maisons de bois édifiées à la hâte ne compte que peu de femmes, Nande est seule, elle reste en elle-même, ses pensées tournant sans cesse autour de la même question sans réponse. Jour après jour. Elle se souvient de la lenteur du voyage, les mules trébuchant dans la pierraille, s’enfonçant dans le sable profond, refusant d’avancer sous le poids des charges trop lourdes pour elles. La chaleur brûlante le jour, les campements dans la nuit glacée, les étoiles au ciel, si scintillantes, la voie lactée déployée sur velours noir. Nande a tout noté.

Charlotte connaît cette histoire de Nande, la sœur de sa mère bien plus âgée qu’elle. Nande perd courage, elle se laisse envahir par le désespoir et n’écrit plus.

Au bout du silence, un nouveau cahier : 1902. Charlotte s’y plonge. Victor a disparu plus de trois ans auparavant. Un nouvel ami, James, un anglais, occupe peu à peu l’espace de ces lignes, des paragraphes consacrés à lui, bel anglais blond, élégant, à la moustache dessinée. Nande s’attache et se sent heureuse.

Charlotte suspend sa lecture. James ? Elle n’a aucun souvenir, aucune mention n’a été faite de cet homme. Nande n’a rien confié, ou peut-être à sa jeune sœur Pauline, et ses mots ont disparu. A la fin du cahier l’écriture se fait irrégulière, les mots se bousculent et semblent s’entasser. Charlotte découvre, bouleversée, le secret de Nande : elle a eu un enfant ! Un garçon est né ! Charlotte a eu un cousin ! Nande a vécu heureuse ! Mais brutalement tout a été emporté, l’enfant est mort tout jeune.

Nande a entrepris le voyage de retour, elle est revenue en France, seule, brisée par le chagrin.

Hélène H.

 

Intimité partagée - Jacqueline

Je venais d’emménager deux semaines auparavant dans cette petite maisonnette ancienne mais joliment rénovée, avec courette empierrée et rosiers accrochés à la façade. Cernée de murets, elle était isolée du voisinage.
Je recherchais un coup de cœur dans la région, elle me l’avait procuré dès ma première visite. Je me souviens qu’une fois son seuil franchi j’avais très nettement ressenti qu’on me déposait comme un manteau de lainage doux sur les épaules.

Mes cartons étaient maintenant déballés et mes affaires avaient tout naturellement trouvé leur place dans les quatre pièces accueillantes du rez-de-chaussée.
Ce matin-là, je prenais un temps de repos mérité sur le canapé rouge face à la cheminée, que je contemplais distraitement. Tiens, une brique sur son flanc gauche avait l’air d’avoir été astiquée plus que ses consœurs ! Je me dirigeai vers elle et mes doigts l’auscultèrent. Elle bougeait. Je tirai sur un angle un peu enfoncé et elle pivota, dévoilant une cavité sombre où se trouvait un gros carnet marron. Mon cœur se mit à tambouriner comme s’il savait déjà la suite. Je recueillis précautionneusement le carnet et l’ouvris en me rasseyant. L‘écriture bleue était fine et serrée, féminine à n’en pas douter.
Je lus les premières lignes :

2 juin 1946
Je m’appelle Juliette. J’ai 18 ans. Je vis dans un petit village des Deux-Sèvres.
Il faut absolument que j’écrive mon trop plein d’émotions ! Ma vie prend son élan, je suis impatiente. Demain j’épouse Bertrand ! On ne s’est vus que trois ou quatre fois à la messe et à la fête du village, mais mes parents m’ont convaincue qu’il fera un bon époux. Il vient d’une bonne famille. Je le regarde en douce : grand, brun, des mains de travailleur. Je ne ressens rien de bon ni de mauvais à son encontre, je ne suis qu’une jeune innocente.

Je relevai un instant les yeux et soupirai : j’entrai dans l’intimité d’un être… pourtant je n’avais pas l’impression d’être indiscrète. Je me persuadai même étrangement que ce récit m’était destiné, qu’il m’attendait, allez savoir pourquoi...
L’accroche du journal était touchante, mais ça ne sentait pas la passion. En même temps, ça ressemblait à tellement d’histoires de « dans le temps », de ces innombrables unions arrangées. Je me dis : « Heureusement que l’époque actuelle permet de choisir celui ou celle qu’on pense aimer ou de ne choisir personne et vivre un heureux célibat ! »

Je repris la lecture :

6 juin
C’est ça l’amour ? Ça va être ça ma vie de couple toute mon existence ? Il m’a déchirée la première nuit, je l’ai senti très pressé de jouir de son bien ! Pas de caresses, ça m’aurait rassurée pourtant. Il est assez lourdaud et maladroit.

12 juillet
Je ne l’aime pas comme j’en avais rêvé. Il s’abrutit de travail à la scierie et boit un litre de vin tous les soirs en rentrant. Ensuite, soit il s’endort sur la table et je dois le tirer jusqu’au lit à m’en déboiter les épaules, soit il veut encore faire l’amour et comme il a bu il n’y arrive pas et s’énerve très fort après moi. Il me traite de bout de bois, me dit que je n’y mets pas du mien. Ça veut dire quoi ? Personne ne m’a expliqué ce qu’il faut faire ! Et cette peur de lui qui s’insinue en moi me paralyse. Je fais tout ce que je peux pour faire des bons petits repas, même avec le peu d’argent qui rentre, pour qu’il se détende un peu, mais je sursaute quand il pousse la porte le soir.

20 août
Il m’a frappée. C’est tombé comme ça sans prévenir, un revers de main en plein visage. J’ai la lèvre fendue. Il m’a dit qu’il s’était bien fait avoir avec une nullité comme moi qu’il était obligé d’entretenir. Que si ça se trouvait, j’en voyais d’autres que lui toute la journée pendant qu’il trimait à la scierie !

28 août
Les coups sont réguliers maintenant. C’est comme une litanie. Je n’ai plus de volonté. Je ne suis plus qu’un animal en panique. Et plus je crie plus il tape, ça l’excite. Je suis perdue.

Je reposai le carnet, tremblante et ivre de colère. J’avais la violence en horreur quelle qu’elle soit. L’homme avait ça en lui depuis toujours, pensai-je, et la lâcheté de l’employer sur les plus faibles ; j’écumai et me levai pour arpenter le carrelage roux du salon de long en large. Puis je sortis prendre l’air dans la cour et me calmer. Le lendemain, je repris mes activités normales. Mais le soir, le livret me rappela à lui, il dépassait des coussins du canapé, à portée de main, insistant.
Je le lus d’un trait jusqu’au dénouement. Je pressentai le drame qui couvait.

5 septembre
Le matin après le départ de Bertrand, d’énormes sanglots me montent à la gorge. C’est plus fort que moi, je me délivre de la peur de la veille et je vais m’effondrer en pleurs dans la cour. La tension se vide un peu.
Ce matin un promeneur m’a appelée tout doucement derrière mon portillon : « Madame, n’ayez pas peur, je m’appelle Jean. Je passe tous les matins devant votre jolie maison et je vous entends pleurer. Ça me fend le cœur, est-ce que je peux vous aider ? Non non ne partez pas ! Je veux vraiment vous aider, c’est pas possible un chagrin comme ça dans une si jeune et jolie personne ! Parlez-moi, je vous en prie ! »

8 septembre
J’ai fait entrer Jean pour un café et je lui ai déballé d’un coup mon calvaire de femme battue. Il est jeune et gentil. Il est devenu blême et a dit : « Je ne peux pas supporter d’entendre ce que vous vivez ! Il faut sortir de cet enfer ! Je vais y réfléchir ! » Il me fait du bien, je me sens moins seule, un peu plus forte.

11 septembre matin
J’ai si mal. Bertrand m’a rouée de coups, tout le corps, surtout le ventre et le dos. J’ai du mal à marcher. Je n’ai pas répondu à Jean qui m’appelait de la porte du jardin. Je me recroqueville dans mon lit, volets fermés. Il me tuera demain ou après-demain. Je l’ai lu dans son regard.

11 septembre après-midi
Jean est revenu, il tambourine comme un fou à la fenêtre. J’ouvre, il pousse un cri devant mon visage, mon corps meurtri et replié.

11 septembre 22 h
Jean est entré en force dans la maison, armé d’un fusil et il a tiré sur la brute à bout portant. J’étais en état de transe. Nous avons porté son corps au fond de la cour et l’avons fait basculer au fond du puits.

11 septembre dans la nuit.
Jean est revenu murer le puits. Ça a duré des heures.

J’ai refermé le petit livre d’un claquement sec, ma respiration était haletante. Je l’ai réouvert quelques minutes plus tard… des pages blanches, vierges de drame ponctuaient les derniers mots de Juliette. Je feuilletai le petit livre, en proie maintenant à un soulagement sans nom. Jusqu’à découvrir en fin d’ouvrage une nouvelle page manuscrite qui avait failli m’échapper.

1er janvier 2020
A l’occasion des vœux échangés lors du nouvel an de cette année 2020 et l’âge aidant, je me retourne sur ma vie aujourd’hui, paisiblement. Je ressors de sa cachette ce carnet ami que j’ai fui si longtemps et qui a vraiment besoin d’un bel épilogue.

Après le drame j’ai été merveilleusement heureuse dans cet endroit, tout le restant de mon existence avec Jean, et nous sommes toujours des petits vieux éternellement amoureux.

Le 12 septembre 1946, j’ai déclaré aux gendarmes la disparition de mon mari Bertrand, qui n’était pas rentré du café un soir de beuverie. Ils n’ont pas été surpris, ils connaissaient ses excès. Ils l’avaient souvent ramassé, ivre mort, dans les sentiers herbus. Ils ont cherché son corps plusieurs jours dans les marais près du bistrot et ils ont fini par classer l’affaire sans suite. Un an plus tard, Jean est venu vivre avec moi, ici, et nous n’avons eu de cesse d’assainir et de réaménager cette maisonnette qui n’aspirait qu’à la félicité. Nous y avons eu deux enfants, un garçon et une fille. J’ai alors vécu un enchainement perpétuel de moments de douceur, de joie et d’amour véritable au sein de ces murs. Ils sont gravés profondément dans la pierre, j’en suis sûre. Aujourd’hui, j’entends les rires des petits enfants résonner au fond de la cour, autour du puits. Je souris, je n’ai pas vu toutes ces années filer. J’étais trop occupée à aimer.

Les larmes aux yeux, je reposai le livret et restai un moment prostrée, abasourdie par la densité de l’histoire. Je m’étais identifiée tout le temps, corps et âme, à Juliette au cours de son récit. J’étais passée, comme elle, par la peur, le désarroi total, la violence injuste et la souffrance puis l’angoisse du dernier jour redouté. Je comprenais la colère, la haine et le désir de vengeance, qui sont signes de renaissance.

Je regardai le vieux puits sombre et m’interrogeai : allais-je pouvoir vivre ici sereinement avec lui maintenant, sachant ce qu’il recelait ?
Je ressentis alors à nouveau le manteau de lainage recouvrir mes épaules tendrement. Oui, bien sûr, dans la petite maison et dans mon cœur tout était bien en place. On y respirait le même air de tranquillité mérité. Et ce n’était pas un hasard si mes pas m’avaient conduit là, à l’endroit propice où se trouvait, après les tempêtes, ce bonheur contagieux auquel j’avais tant aspiré.

Nous avions tant guerroyé et nous avions fini par gagner le combat pour la paix. Nous étions en phase, Juliette, sa maison et moi.

Jacqueline O.

 

Découverte - Véronique

Elle venait souvent sur cette plage, SA plage comme elle s’amusait à la désigner à ses amis proches qui, parfois, n’avaient pas encore eu l’occasion de fouler ce sable blanc immaculé qui attirait tant les touristes de passage dans la région.

Elle y avait laissé tant de souvenirs heureux lorsqu’enfant, il y avait ces grandes cavalcades joyeuses dans les vagues avec son père, sa mère les rappelant constamment à la prudence.

Et lui, la prenant dans ses bras pour la faire virevolter dans les airs au-dessus des vagues.

Que de fous rires ils ont pu avoir en ce temps-là, celui de l’insouciance et du bonheur tout simple.

Ces moments de joie ont cessé depuis, avec la disparition brutale de ce père tant aimé.

Sur cette plage, elle s’y ressourçait, y retrouvait l’énergie qui lui manquait si souvent, les cheveux au vent, les narines chatouillées par les embruns salés de la mer et le parfum d’iode tenace.

Ce jour-là, avançant face au soleil radieux de ce début de matinée de printemps prometteur, son regard fut attiré par un reflet brillant sur le sable.

En s’approchant, elle distingua une petite surface en verre à moitié ensevelie.

Elle comprit en déterrant l’objet qu’il s’agissait d’une bouteille contenant une petite feuille de papier.

Elle se moquait souvent mais avec indulgence des histoires racontées aux enfants, de mystères découverts dans des bouteilles jetées à la mer et rejetées sur le rivage par les marées.

Des relents de curiosité enfantine remontant à la surface, elle décida de briser le verre sur un rocher et de découvrir le contenu éventuel d’un message.

Grâce au système de fermeture de la bouteille, le papier n’avait que peu subi les assauts de la mer et de l’humidité ambiante, et une lecture semblait possible.

Dès les premières lignes, son rythme cardiaque s’accéléra brutalement.

Une sensation de déjà-vu dans cette écriture élégante et raffinée avec une ponctuation très rigoureuse.

La douleur fut fulgurante et les larmes jaillirent dès les premiers mots lus :

« Moi, Capitaine du chalutier le Bugaled Breizh, tient à témoigner des dernières heures de mon équipage et moi-même.

Nous avons été percutés et sommes en train de chavirer.

Pas de panique à bord mais de l’incompréhension et de la résignation quant à l’issue de cette avarie.

C’était pourtant une belle journée qui s’annonçait, mon équipage et moi étions particulièrement heureux ce matin-là de prendre la mer.

J’ai envoyé un SOS aux bâtiments alentour croisant dans nos eaux, mais le choc a été si violent que le contact radio a été coupé et que notre position n’a peut-être pas été repérée par les radars.

Marins-pêcheurs et patrons de chalutiers connaissons la dangerosité de notre métier et l’acceptons, même si, dans ce cas, l’avarie semble être accidentelle et causée par la collision avec un sous-marin frayant dans ces eaux.

Je lance cet ultime message à la mer qui nous aura pris la vie pour témoigner tout notre amour à nos familles, et leur rappeler que nous sommes morts en faisant le plus beau métier du monde, celui que nous avons choisi malgré tout. »

Signé : Le Capitaine du Bugaled Breizh

Cette lettre la ramenait 17 ans en arrière, lorsque cette tragédie avait frappée en plein cœur sa famille, celles des marins disparus et de toute une région.

Sa maman et elle allaient enfin pouvoir faire le deuil de ce mari et père brutalement disparu.

Elle sécha ses larmes, persuadée qu’il lui avait envoyé un signe pour la réconforter et permettre aux instances juridiques de reprendre les recherches quant à la cause de cette tragédie.

Véronique C.

 

Le journal intime - Kévin

A l’occasion des obsèques de mon grand-père, à l’âge de 25 ans, je retourne dans ma Normandie natale. Là-bas, je retrouve en plein automne les lieux de mon enfance insouciante. Aujourd’hui, l’atmosphère y est plus grave, plus saturée en émotions, chacun de mes pas est accompagné d’une lourdeur, à l’image de la pesanteur de mon coeur.

Je traverse la cuisine, au milieu de mes proches le regard empli de mélancolie devant tous ces objets teintés pour chacun d’un affect, d’une histoire, de moments partagés festifs ou plus communs. Ma grand-mère détournant brièvement son regard d’un tableau me fait signe. Je me rapproche d’elle pour mieux accueillir sa parole.

- « Es-tu monté à l’étage dans la chambre d’enfants ? J’y ai entreposé des effets de ta jeunesse, peut-être voudras-tu en récupérer certains ? »

J’acquiesce et me dirige vers la porte pour emprunter le sombre escalier.

Je monte sans même regarder mes pas, mon visage est en quête de lumière. Une fois parvenu à l’étage, j’entrouve doucement la chambre d’enfants. Là, devant moi, un grand nombre d’objets et de jouets épars sont disposés sur les lits et le mobilier. La pièce est dans une légère pénombre, mon regard par la fenêtre entrevoit l’immense chêne de mon enfance, marqueur d’une continuité et d’une élévation dans le mouvement de la vie. Je retourne mon attention vers l’intérieur de la chambre et plus particulièrement vers une commode où enfant je posais mes livres de chevet.

Aujourd’hui, un tiroir est à moitié ouvert, un mouvement intérieur m’intime l’ordre de m’approcher pour mieux prendre connaissance de son contenu. Une fois sur son seuil, j’y retrouve des revues datant de la jeunesse de ma mère. Par curiosité, je déplace la première pour distinguer le reste de la pile. C’est à ce moment que mon attention relève une extrémité de feuille dépassant d’une revue de couture. Joignant le geste à la pensée, délicatement, je l’ouvre pour l’en retirer. Là je découvre un papier rempli d’une écriture manuscrite, sans doute arraché d’un cahier, d’après le bord irrégulier.

L’écriture est soigneuse à l’encre noire, un texte ininterrompu, comme s’il avait été écrit d’un seul trait. Je déchiffre entre les lignes quelques ratures, puis il m’apparait un prénom attirant mon regard « Thomas ». Une vive anxiété s’empare de mon coeur et noue ma gorge. Ce prénom, rarement prononcé au sein de ma famille en ma présence, est rattaché au deuil silencieux d’un frère aîné mort peu de temps après la naissance. Sous mes yeux, cet écrit vient d’ouvrir une densité de vie en mon cœur et mon corps telle que je l’ai ressenti dans quelques moments décisifs de mon existence. Sachant par avance que je ne serai plus le même après cette lecture, une hésitation emplie de crainte me saisit. Suis-je vraiment prêt à lire ce témoignage intime ? Comment vais-je l’accueillir, quel regard porterai-je sur ma mère, ma famille ? N’est-ce pas une boîte de Pandore que je risque d’ouvrir ?

S’ensuit à cette fébrilité une émotion, un sentiment plus profond, plus dense, plus stable. Je reprends mon souffle et replonge dans le texte parcourant soigneusement et sans nouvelle expiration les phrases sur lesquelles mon attention me dirige successivement.

« Thomas n’a toujours pas remarqué que je l’observe régulièrement pendant le cours de Français ! Je crains que mon amie Sophie n’ait raison, il est plus soucieux pour le sport que pour les filles... Ce sera l’une des dernières fois que je serai dans sa classe... L’année prochaine je devrai poursuivre des études de secrétariat, tandis qu’il devra se former pour reprendre l’activité de son père. »

Je lève la tête du journal et reste immobile, un versant de vie prend soudain une perspective plus large, avec un héritage, une source plus lointaine que je ne l’imaginais. Dans un élan soutenu par un vif intérêt je poursuis le récit.

« Impensable... il s’est retourné fixement dans ma direction au point de me faire oublier la classe et la mauvaise note du jour... Je ne sais ce qu’il lui a pris, peut-être que mon insistance auprès de Sophie pour lui parler de moi a fini par fendre son armure... »

N’étant pas disposé à lire l’intégralité du recto pour le moment par pudeur vis à vis des sentiments de jeunesse révélés par ma mère, mais souhaitant donner un sens à tout cela, je décide de passer au verso.

« J’ai de l’amitié pour toi et ne veut pas perdre une amie. L’année prochaine nos chemins se séparent, je te souhaite de réussir dans tes études... Comment peut-il dire ça ! Ne croit-il pas en l’amour ou bien ne veut-il pas me blesser… J’enrage de mon ignorance, de mon impuissance, même le destin me paraît s’opposer à ma volonté… Que faire ?... »

Une nouvelle fois, par bienséance et égard vis à vis de ma mère, je décide d’arrêter le récit. Mon corps se relâche doucement tandis que mon coeur perçoit encore l’intensité tragique de ces quelques lignes parcourues.

Un amour impossible d’adolescence, certes de l’extérieur une réalité somme toute assez banale. Mais pour moi, ceci apparaît davantage comme une souffrance originelle que le temps a ravivé avec le décès de mon frère aîné. Quelque part au fond de moi, je perçois une compréhension plus profonde de son chagrin à travers ce nouveau prisme de lecture de la tragédie familiale. La vie me paraît plus complexe, faites de strates plus emmêlées et avec des répétitions de deuils déconcertantes. Instinctivement je me tourne vers la fenêtre et l’extérieur pour donner davantage d’espace à mes pensées, cette fois-ci, une fine pluie et un soleil perçant ses doux rayons à travers de sombres nuages gris semblent répondre à mon questionnement existentiel laissé en suspens.

Kévin S.

 

Coup de fatigue - Eric

C’est un petit cahier couleur papier, tombé de la doublure d’une valise. Elle m’a glissé des mains alors que j’allais la jeter dans la benne. Lorsqu’on achète une maison, on achète aussi ces vieilleries que les anciens propriétaires n’ont pas pris le temps de débarrasser eux-mêmes. Le petit cahier m’est resté dans les mains. J’en égrène les premières pages, et remarque aussitôt qu’elles sont remplies d’une fine écriture, très belle, à l’encre bleue pastelle. Une écriture de fille, sans doute. Cela commence ainsi : dimanche 21 août, enfin je l’ai revue. Elle est arrivée ce matin, et j’ai pleuré de joie quand elle m’a serrée dans ses bras. Elle sent toujours le même parfum de violette. Que c’est bon de la revoir ! Je ne pourrai jamais vivre sans elle… Je referme le journal, car il s’agit bien d’un journal, et je me tourne vers la maison, comme si celle-ci pouvait me donner des indications sur l’auteur de ces lignes. Je regarde bêtement autour de moi, m’attendant à voir une petite fille qui m’épierait derrière un arbre. Mais je suis seul. Le cahier à la main, je m’assieds sur une pierre. Et je feuillette les pages une à une, sans les lire, juste pour repérer une date, un lieu, des prénoms… J’y trouve Viviane, Papa, Grand-mère, le curé, les évènements, cet imbécile de Jacques… et tombe enfin sur une année, 1961, qui me décide à reprendre ma lecture. J’y comprends vite que la propriétaire de ce journal est une adolescente rapatriée d’Algérie, échouée là avec sa famille quelques semaines plus tôt, dans cette petite maison du Limousin que je m’apprête à habiter. Cet imbécile de Jacques m’a l’air d’être son frère. Cet imbécile de Jacques a encore dit que j’étais amoureuse de Viviane ! J’ai eu envie de le tuer ! Mais j’ai rougi quand Papa m’a demandé si c’est vrai. Il m’a laissée tranquille. J’ai peur qu’il parle avec Viviane et qu’il vienne tout gâcher ! La guerre nous a déjà séparées une fois, personne ne nous empêchera de nous aimer ! De nous aimer ? Je lève les yeux. Il me semble qu’on a couru dans la haie. Il y avait comme un ricanement. Serait-ce cet imbécile de Jacques ? Je sais que ce n’est pas raisonnable, mais je suis sûr qu’il était là à l’instant. Et j’ai envie de crier. « Fous-lui la paix, p’tit con ! » Mais je replonge dans mon journal (car c’est le mien, désormais, il m’appartient). 17 octobre. C’est qui ce garçon ? Il se prend pour Johnny Halliday ! Le curé dit que c’est le nouveau commis de la ferme à Bel-Air. Je vois bien comme il te tourne autour. Mais tu ne sais pas qu’elle est à moi ? T’es peut-être un garçon et t’es peut-être pas moche, mais Viviane c’est pas ton affaire ! Viviane c’est moi qu’elle aime. Elle me l’a dit encore hier, sous le pommier, et on s’est embrassées sur la bouche, drôlement longtemps même, et on s’est caressées, et comme j’ai senti le plaisir qui montait… A nouveau je relève la tête, et je cherche le pommier. Envolé, apparemment. A moins que ce journal n’ait pas été écrit dans cette maison ? Mais alors la valise ? Quelqu’un l’aurait déposée là ? Où est-ce au gré des déménagements qu’elle y serait restée ? Oui mais ces ricanements tout à l’heure ? Je suis fou, personne n’a ricané. Pourtant je suis certain maintenant de ne pas être seul. Je sens deux corps qui se frôlent, allongés-là, tout près, dans l’herbe. Deux corps de jeunes filles amoureuses. Je reprends la lecture du journal, il faut que j’en connaisse la suite. La suite et la fin. Je veux avoir quelqu’un à aimer moi aussi. 25 octobre. Cet imbécile de Jacques va partir en pension. Bon débarras ! Merci papa merci maman ! Viviane dit que nous n’avons plus à nous cacher, que maintenant que nous sommes ici, tout sera différent. Elle veut parler à sa mère. Je lui ai dit d’attendre un peu. Aïe ! Mon œil ! On m’a lancé une pierre ! Je ne vois personne. Je risque un « P’tit con ! » pour la forme, tout en me rendant compte de ma stupidité. Puis je me lève et fais le tour de la maison. Passant sous la fenêtre de la deuxième chambre, je perçois très distinctement des chuchotements. Je lève les yeux, appelle à tout hasard. « Viviane ? » Aucune réponse. Je grimpe l’escalier pour en avoir le cœur net, pénètre dans la pièce. Vide. Il y plane pourtant une odeur entêtante de violette. Je me laisse tomber le long du mur, un peu las, et tourne encore les pages, tel un robot. 14 novembre. Viviane m’a bien fait rire avec son histoire de mariage. J’espère que je ne l’ai pas blessée. Je n’arrive pas à dormir. C’est peut-être sérieux. Papa dit qu’un ami de sa mère doit arriver d’Oran, un certain Robert. Mais Viviane n’a que 16 ans, elle ne peut pas se marier si vite ! Tout de même, je n’aurais pas dû rire. Et si ça arrivait vraiment ?... Je ferme le journal. Qu’est-ce que j’ai à trembler comme ça ? J’ai des sueurs froides, je pressens quelque chose. Si cette maison était ensorcelée ? Je me relève, me dirige à la fenêtre. Elle est là, adossée contre le pommier qui tout à l’heure n’était pas là. Je ne suis même pas surpris de la voir. Elle me regarde fixement. Elle a quoi ? 15, 16 ans elle aussi. Elle porte une robe rouge à pois blancs. Je n’ose pas lui parler. Elle s’avance et me fait signe de poursuivre ma lecture. Je vais directement aux dernières pages. Elles sont toutes gribouillées ou noircies de taches d’encre. Illisibles. Ma vue se trouble, je me sens faible, l’objet me brûle les doigts. La jeune fille tend les bras vers moi, comme pour m’inviter à la rejoindre. Mais non, ce n’est pas ça. Je lance le journal dans sa direction et elle se précipite pour l’attraper. Puis elle s’enfuit avec à toutes jambes. Au loin j’entends les cloches, et bientôt des flonflons. C’est la fête. La jeune fille court à travers champs, elle n’est plus qu’une tâche rouge qui au loin s’évanouit. Et tout redevient calme. Le pommier n’est plus là, la benne a retrouvé sa place. Demain j’irai à la mairie consulter les registres. Je regarderai les mariages de fin 61 à début 62. Et aussi les décès. Et puis j’irai voir le docteur. J’espère que ce n’était qu’un coup de fatigue.

Eric R.

 

End FAQ

 

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